Après une journée chargée en café, et pour prolonger l'article précédent sur le digital, me vient l'idée d'une analyse à la serpe de ce qu'est la transformation digitale.
Mise en perspective
Il y a quelques années, j'ai entendu les cabinets de conseil parler de "transformation agile", ce qui a permis à beaucoup de se nourrir sur la bête d'un mouvement qui n'a finalement pas grand chose à voir avec le sujet vendu. C'est aussi à ce moment que j'ai découvert et ai commencé à entrer dans le sujet, je ne jette donc pas le bébé avec l'eau du bain.
A ce moment là, c'est-à-dire entre 2008 et 2010 en France, l'Agile n'est pas un concept neuf. Il est juste devenu "on stream", il a passé les deux premiers niveaux des courbes d'adoptions pour rentrer dans une phase de maturité importante, avec suffisamment d'expériences réussies pour que des individus viennent "brander" le sujet, que les groupes historiques se divisent ou laissent la place à d'autres se chargeant d'organiser de nouveaux évènements. Pour ceux qui connaissent, c'est la multiplication des "Agile Tour", les premiers "Scrum Gathering" pluri-annuels, DevOps Days etc.
L'analyse complète mériterait un article à lui tout seul, avec une composante autour de l'anthropologie, des effets de réseaux et j'en passe. N'ayant pas de volonté à faire une sociologie de l'émergence de l'agilité ici, je m'en tiendrai à du "gut feeling", tant pis pour la science.
En bref, et avec un lag entre les pays nord américains et les pays européens, la "transformation agile" se répand doucement, au rythme de l'évolution des organisations, c'est à dire plutôt vite pour les entreprises jeunes à culture en construction, et plutôt lente pour les plus agées, voire pas du tout pour certaine.
Mise en abîme de la perspective
Reprenons quand même le fondement. Pourquoi la transformation agile ? Quel est le vecteur initiant cette "transformation".
Vous le savez déjà, à la base, il y a le
manifeste agile. Ce qui est moins clair est l'enjeu du manifeste. Sans rentrer dans les analyses que d'autres ont fait, les premiers mots sont finalement les plus forts et les plus oubliés :
Nous découvrons comment mieux développer des logiciels
par la pratique et en aidant les autres à le faire.
Tout d'abord il y a ce "nous" inclusif, marquant l'engagement des auteurs, nous que j'accepte et reprends régulièrement.
Ensuite, il y a ce "découvrons comment mieux développer des logiciels". Et là, c'est le choc de l'intuition qui s'avère exacte. L'enjeu du Manifeste n'est pas la transformation, mais l'accord de quelques uns sur un plus petit commun dénominateur à ce qui leur paraît essentiel pour développer, ce que nous appelerions aujourd'hui le "craftsmanship" et que mon cher Jean-Gustave Padioleau appelé "les arts pratiques".
Enfin, il y a ce dernier morceau "en aidant les autres à le faire", qui est à la fois une portée ambivalente d'accompagnement (aider l'autre), qui pourrait presque être vu comme du prosélytisme (convaincre l'autre que l'aide est celle requise).
Ce qui continue à m'étonner dans cette formulation initiale est l'absence de volonté à la "transformation". En terme Lean, il faudrait dire "Kaizen", c'est à dire la suite de petite amélioration continue permettant d'atteindre l'état de maîtrise ultime.
Dans ces conditions, la vague de "transformation agile" n'est pas une vague neutre, et est surtout une vague de repositionnement du discours, ce qui se traduit dans la communauté par le "scaling agile", où que j'appelle "quelle recette employer pour rendre mon entreprise agile alors que je ne le suis pas".
Ce glissement sémantique est celui du passage de l'équipe à laquelle le responsable / manager demande d'aller plus vite pour atteindre une échéance et qui découvre l'agile, l'implémente et réussit (ou pas), au manager du manager qui lui demande de reproduire le fonctionnement d'une équipe sur l'ensemble du pôle.
La question est bien celle de l'échelle, et je remercie
David Anderson qui a déclenché l'épiphanie avec son discours sur "l'Entreprise Service Planning" au
LKFR15. L'échelle en effet, car le niveau de dialogue en jeu concerne le Comité de Direction, et plus l'équipe. Et si vous avez déjà discuté avec des Comités de Direction, les attentes cognitives et le langage à employer sont vraiment différentes de celui de l'équipe. Dans une logique de reproduction cher à Bourdieu, la composition d'un Board est souvent celui d'une distance forte à l'opérationnel (et ce n'est pas vrai partout), avec une attente plus orientée sur l'impact vis-à-vis du client actionnaire et non du client final.
Il vient de là que la belle théorie du Manifeste appartient à une carte mentale hétérogène à celle des membres du board. Transformation agile devient une contrainte à changer, sans égard pour les individus présents. Dit autrement, le glissement sémantique et de l'agir va du "nous agissons par choix et nous changeons" à "vous devez vous adapter et changer".
Dans un cadre similaire, je vous laisse imaginer l'impact et l'appropriation par la base de la démarche, et l'écart à la cible.
Retour aux moutons digitaux
Le détour fut long. J'espère ne pas vous avoir perdu. Car revoici le digital et le pouvoir du doigt, et je vous renvoie à l'article précédent pour l'histoire.
Avec le doigt, la génération Y/Z, fer de lance de l'usage du même digital, entre dans l'entreprise appelant la transformation digitale.
Je vous laisse alors imaginer l'impossibilité d'un dialogue entre un Comité de direction, dont la composition est largement masculine, avec une moyenne d'âge approchant la cinquantaine, et un sens de l'étiquette "hérité" pour reprendre Bourdieu, et la base des acteurs dont la moyenne d'âge est moitié moindre, avec un sens de la notoriété déléguée au nombre de followers twitter, d'ami FB et autre.
Là où la rupture est intéressante est sur une triple nécessité non requise dans le cadre de la transformation agile, et qui modifie le cadre :
- L'entreprise peut difficilement faire sans la "génération digitale" en terme de compétences : si vous ciblez du digital mais n'avez que les compétences de ma
grand-mère (qui sont inexistantes), vous allez être vraiment à côté.
C'est une sorte de "skills fit to purpose".
- De même pour le public cible : si vous voulez entrer sur le smartphone de la génération de client à venir, il vaut mieux l'avoir en interne ou à disposition, sur un principe de "eat your own dog food". (une partie de la théorie autour du product development ne l'implique pas. Si vous n'utilisez pas votre propre application, je vous laisse en tirer la conclusion qui va bien)
- Le "digital native" ne comprend pas toujours l'enjeu des règles de l'entreprise, et s'y intéresse peu. L'enjeu de l'entreprise est de conserver les potentiels digitaux, là où les potentiels de l'agile peuvent accepter certaines contraintes.
Ceci fait de la transformation digitale un sujet encore plus riche, le principe de la dialectique au format Goldratt le rendant assez simple à résoudre pour les dirigeants comme pour les équipes.
Pour rappel, Goldratt explique dans ses thinkings tools que tout conflit se résout sous la forme d'un "nuage à évaporer". Pour cela, il faut représenter le conflit sous forme d'une opposition, chercher le but commun, et trouver le résonnement logique qui permet avec l'objectif commun d'atteindre le même objectif. Il y a alors deux options, soit "évaporer" l'opposition juste avant l'objectif, soit évaporer l'opposition forte, la deuxième solution étant plus robuste que la première.
Je n'ai pas la prétention d'évaporer le vôtre, ni celui de la transformation digitale en générale, c'est une histoire de contexte. Ce qui aide la dynamique est l'objectif commun.
Et là, seul Peter Drucker peut répondre à la question : le but d'une entreprise est de créer des clients. Goldratt va un peu plus loin en expliquant que l'enjeu est de construire et développer un tabouret à trois pieds :
- Maintenir la satisfaction des actionnaires (ou parties prenantes)
- Développer les clients
- Ce que je traduis par "développer le capital humain de l'entreprise", c'est à dire les individus travaillant
Enlevez un de ces trois pieds et vous tuez votre entreprise à moyen ou long terme. Ne l'ayez pas en tant que méta-niveau dans votre stratégie d'entreprise, et la conclusion est la même.
Ceci peut sembler idiot. Ceci ressemble à la première évidence que je n'ai jamais entendu en école de management, et à discuter avec des managers, cela ne doit pas être expliqué trop souvent. C'est ce qui ressemble le plus à l'essence du pourquoi, et donc au plus petit commun dénominateur permettant d'amorcer une discussion sur la "transformation digitale".
Ceci ne peut que mettre d'accord le CXO et le "digital native", car en plus de comprendre son propre intérêt, chacun comprend la vision d'ensemble, l'écosystème dans lequel il évolue.
Plus que du digital
Parler de transformation digitale est finalement assez proche du processus à l'oeuvre dans la transformation agile de l'entreprise. La différence est la période, avec un chevauchement des périodes plus que probable pour les retardataires. C'est ce qui rend le phénomène "désordonné" dans la terminologie de Cynefin, c'est à dire que personne dans l'entreprise ne sait dans quel état de complexité est l'entreprise.
Il y a ontologiquement une différence entre ces deux transformations, et en même temps une véritable proximité de vecteurs du changement à un instant donné de la "transformation" (un petit groupe au début, des grands pontes plus tard).
De cet indépassable apparent, conduisant à des postures du "il faut changer", je vois finalement une opportunité dans la transformation digitale. L'urgence à se transformer est une contrainte externe intériorisée par la direction de l'entreprise (nos bénéfices diminuent, les GAFA viennent nous tailler des croupières), qui se répercute à tous les étages. Sans rentrer dans des discours incompréhensibles sur de l'analyse prospective, de la divination et de la langue de bois, le retour aux trois principes permettant de développer l'entreprise (satisfaction des actionnaires, développer des clients, développer le capital humain) me paraît être le meilleur moyen d'acter la compréhension de la difficulté de l'environnement actuel et de s'engager mutuellement en parvenant à dépasser les oppositions de principes.
Je ne dis pas que cela est simple. C'est le début de l'émergence d'une organisation différente, avec des phases de traductions importantes, des conflits à résoudre, etc.
C'est aussi pour ceux qui n'ont pas encore démarrer leur transformation agile, un moyen de la prendre du bon pied, car à quelques cas de mauvaise foi prêt, peu de personnes impliquées dans l'entreprise peuvent débattre du bien fondé des trois pieds du tabouret si elles veulent rester assises sans tomber.